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En Afrique, les cigarettiers enfument les populations

En Afrique, les cigarettiers enfument les populations

Dans une interview accordée au quotidien français Le Figaro le 20 janvier dernier, André Calantzopoulos, PDG de Philip Morris International, a dévoilé sa stratégie pour se retirer du « marché de la cigarette d’ici dix ou quinze ans ». Pourtant, en Afrique, le cigarettier mène des campagnes de lobbying agressives auprès des gouvernements contre les politiques antitabac et poursuit la commercialisation massive de cigarettes plus toxiques, afin de gagner des parts de marché sur un continent particulièrement stratégique.

 

Prévalence tabagique : le continent africain à rebours de la tendance mondiale

 

En Europe et aux États-Unis, la prévalence tabagique est en baisse continue. En France, de 42 % des plus de 18 ans en 1974, la part du nombre de fumeurs est passée à 32 % en 2018, selon l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT). Entre 2015 et 2025, le nombre de fumeurs devrait, selon les projections de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), chuter de 11 % en Europe et de 17 % en Amérique. En revanche, des hausses sont attendues en Afrique, en Asie du Sud-est et dans la région méditerranéenne. Entre 2012 et 2025, la hausse du nombre de fumeurs en Afrique est estimée à 40 %. Les pays les plus touchés devraient être le Congo-Brazzaville, le Cameroun ou encore la Sierra Leone.

 

En revanche, la consommation de tabac décroît, selon l’OMS, dans les zones géographiques où les pouvoirs publics augmentent les taxes sur les cigarettes et mettent en œuvre des campagnes de prévention et de santé publique plus affirmées. Au niveau international, « d’ici à 2020, les projections de l’OMS font apparaître une diminution de 10 millions du nombre total (de fumeurs) pour les deux sexes par rapport à 2018 et une nouvelle baisse de 27 millions d’ici à 2025 ».

 

Pour faire face à la chute annoncée du nombre de fumeurs en Europe et aux États-Unis, Philip Morris International capitalise notamment sur le déploiement commercial de « produits alternatifs à la cigarette » qui, selon son PDG, « présentent moins de risques ». Le groupe multiplie effectivement les campagnes marketing en faveur du tabac chauffé avec, en fer de lance, son nouveau produit IQOS. Mais, contrairement aux cigarettes classiques, les produits alternatifs fournis par les industriels, comme la vapoteuse ou le tabac chauffé, bénéficient encore d’une taxation avantageuse et permettent aux cigarettiers d’augmenter considérablement leurs marges. D’autant qu’IQOS se positionne sur une gamme de prix à peu près équivalente à la cigarette classique. Une exception fiscale singulière alors même que les argumentaires des cigarettiers sur la prétendue moindre toxicité de leurs produits alternatifs sont largement fragilisés par la publication d’études scientifiques indépendantes.

 

Sur le continent africain, l’approche des industriels est bien différente. Selon les informations révélées par la journaliste suisse Marie Maurisse, à l’origine d’une enquête primée par l’ONG Public Eye, les cigarettiers auraient submergé l’Afrique en cigarettes plus toxiques et de moindre qualité. « Les marchés émergents représentent (…) une cible privilégiée, parce que ces États n’ont pas les moyens de mettre en place des politiques de santé proactives » explique Marie Maurisse.

 

Lobbying, corruption et zones de guerre : une stratégie agressive sur le continent africain

 

La hausse du nombre de fumeurs attendue en Afrique représente une manne financière pour les cigarettiers, d’autant que l’encadrement réglementaire et les campagnes de sensibilisation restent défaillants dans la plupart des pays du continent. Ces dernières années, les scandales se sont d’ailleurs multipliés. En 2017, la British American Tobacco, qui possède notamment les marques Lucky Strike, Dunhill ou encore Kent et Rothmans, a été épinglée pour avoir volontairement facilité la vente de cigarettes dans des pays en guerre, faillis ou fragilisés sur la scène internationale. En effet, selon Paul Hopkins, ancien employé de la BAT pendant 13 ans en Afrique, ces territoires seraient particulièrement prisés par les cigarettiers. « Sans gouvernement, vous ne risquez pas d’être embêté pour des avertissements sanitaires ou la teneur en nicotine », explique Paul Hopkins au Guardian. En 2017, au Kenya, la société a aussi été accusée d’avoir tenté de corrompre des responsables de la lutte antitabac en Afrique de l’Est.

 

Les activités de lobbying des cigarettiers visent aussi les politiques de prévention et de santé publique, encore embryonnaires sur le continent. Au Togo, au Burkina Faso et en Éthiopie, la British American Tobacco s’est fermement opposée au paquet neutre, arguant qu’il n’aurait aucun effet notable sur la baisse de la consommation. Ces campagnes ne se limitent pas qu’à l’Afrique. En 2006 et 2008, le gouvernement uruguayen a ainsi mis en œuvre des politiques très strictes contre le tabac, passant notamment par l’interdiction de la publicité ou l’augmentation des taxes. En 2010, Philip Morris décide d’attaquer le pays en justice et dépense des millions de dollars pour la procédure judiciaire. Les chiffres montrent cependant l’efficacité des mesures mises en œuvre par l’Uruguay. Entre 2006 et 2010, la prévalence tabagique dans le pays est tombée de 50 à 31 %. « Si Philip Morris International tenait vraiment à un monde sans tabac (…), il (n’exercerait pas) un lobbying à grande échelle et (n’intenterait pas) des actions en justice longues et coûteuses contre les politiques de lutte antitabac fondées sur des bases factuelles » déplore l’OMS.

 

Des cigarettes plus toxiques en Afrique qu’en Europe ?

 

Mais la stratégie des cigarettiers repose aussi sur une approche plus sous-jacente. En effet, le continent serait très largement abreuvé de cigarettes plus toxiques, bien éloignées des normes occidentales. Selon Marie Maurisse, qui se fonde sur des investigations menées au Maroc, « les cigarettes suisses qu’ils (les Marocains) fument sont beaucoup plus fortes, ont plus de nicotine, plus de goudron, et donc sont plus toxiques » que dans le reste du monde.

 

Et ces pratiques semblent généralisées à l’ensemble du continent. Après ces révélations, le Sénégal a mené des recherches et en a tiré des enseignements similaires. « Les résultats de ces analyses effectuées sur les cigarettes vendues au Sénégal par Philip Morris confirment les teneurs élevées en nicotine, en goudron et en monoxyde de carbone comparées aux normes de référence de l’Union européenne », explique le site leral.net. Sur le marché européen, les cigarettes ne peuvent excéder 10 mg de goudron, 1 mg de nicotine et 10 mg de monoxyde de carbone. En Afrique, une cigarette Winston contient ainsi 16,31 milligrammes de particules totales, contre 10,5 mg pour le même modèle commercialisé sur le marché européen. Sur certains paquets vendus en Afrique, les valeurs en nicotine seraient même supérieures à celles affichées sur le paquet. La Suisse, qui n’est pas membre de l’Union européenne, n’applique en effet pas les directives de l’UE en matière de lutte contre le tabac et, de ce fait, permet aux industriels de produire des cigarettes bien plus nocives que celles commercialisées en Europe.

 

Si Philip Morris International, comme d’autres cigarettiers qui multiplient les recherches sur les produits à risque réduit, entame en effet une diversification accrue de leur activité pour compenser la chute du nombre de fumeurs en Occident, ils poursuivent leurs approches commerciales, parfois douteuses, dans les pays en développement. Les premières victimes restent les Africains qui continuent de mourir massivement du tabac sur le continent.

Publié le 31 janvier 2020 à 9 h 43 min par Rédaction

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